Repas du dimanche…

Grâce à ma fille Catherine, nous avons pu hier, dimanche de Pâques, nous régaler d’une épaule d’agneau rôtie. Ce moment de bonheur gastronomique m’a fait penser aux copains de mon enfance pauillacaise. En particulier à Jim Martin, aujourd’hui disparu, fils de boucher, plus tard boucher lui-même et grand défendeur de l’« agneau de Pauillac », spécialité historique de notre région.

Jim (c’était son prénom officiel à l’État civil à consonance britannique, ce qui m’a toujours intrigué) était ce qu’on appelle une figure. Au demeurant bon tennisman et joueur de rugby. Et un cœur d’or… En cette période de confinement, quand le temps n’est pas ce qui manque le plus, les souvenirs remontent en foule à la surface.

Jim Martin en 1980

J’avais 12 ans. Mon grand-père me proposait parfois de m’emmener voir Cadis (surtout faire siffler le « s »), le moutonnier, chez lui, à Messadis, dans la lande à quelques kilomètres à l’ouest de Pauillac. Nous embarquions dans la 201 d’avant-guerre. À Saint-Laurent, nous prenions la route d’Hourtin, puis le chemin à droite vers Larousse. Le chemin de terre se faisait plus étroit et nous arrivions enfin à Messadis : le bout du monde au milieu des bois. Une maison isolée, un grand parc à moutons… et le berger, ou plutôt le moutonnier comme on disait alors.

Le Père Cadis était gros, rouge, pas rasé. Il sentait fort le suint et sa houppelande l’entourait jusqu’aux pieds. Mon grand-père et lui parlaient en patois – ils étaient tous deux d’origine ariégeoise – et je me sentais un peu exclu, car j’aurais aimé comprendre ce qu’ils se disaient. Mais on ne parlait plus patois en famille, à cette époque.

On disait le père Cadis riche. Il possédait des bois, qui étaient à l’époque un placement meilleur et surtout plus sûr que la vigne. Il restait immobile, des jours entiers, tricotant d’interminables écharpes et il n’avait pas son pareil pour dresser les chiens de son troupeau. Il possédait deux cents moutons.

L’hiver venant, après les vendanges, Cadis partait de Messadis pour Pauillac avec ses brebis et s’installait dans notre parc à moutons, bâtiment en bois au milieu des vignes, derrière la grande luzernière. Les prés de la lande pouvaient ainsi reposer tout l’hiver, pendant que les brebis broutaient l’herbe entre les rangs de vignes. Mais quand venait la saison des agneaux, vers décembre, ceux-ci restaient au parc. Car mon grand-père, comme les autres vignerons de la région, tolérait dans sa vigne les bêtes adultes qui nettoient la terre des herbes folles qui pourraient l’envahir… et l’enrichissent, mais l’accès était interdit aux jeunes agneaux dont l’indiscipline et la fougue sont un danger permanent pour un palissage bien ordonné.

Le soir venu, il fallait s’occuper de la litière, donner du foin, soigner les bêtes malades ou boiteuses. Il fallait aussi les connaître et donner chaque petit à sa mère. Quand dix agneaux naissent dans une seule journée, comment voulez-vous qu’une brebis s’y retrouve seule, sans l’aide du moutonnier qui les identifie et les assemble ? Le père Cadis avait une connaissance intime de son troupeau. Le regarder faire était fascinant.

Cet agneau, il en naît encore dans quelques bergeries du Médoc. C’est un agneau léger qui, pendant 60 jours, se nourrit du lait de sa mère. Sa viande est blanche, un peu rosée, très tendre, onctueuse. Son goût rappelle la noisette. Il est inimitable. On juge la qualité de la bête à la rondeur de ses reins qui doivent être dodus et fournis en chair et à la fermeté de l’enveloppe de graisse qui entoure ses rognons. Le droit étant toujours, dit-on, mieux protégé que le gauche… C’est une viande de fête.

Nous en mangions de Noël à la Pentecôte, le dimanche ou les jours de fête quand la famille était réunie ou quand nous avions du monde. Comment le cuisiner ? Le plus simple est le meilleur : le « baron », qui comprend les gigots et la selle, simplement rôti dans son jus, avec des pommes au four ou des flageolets très fins, et peut-être quelques cèpes. Les parties avant font de merveilleuses blanquettes, et on peut aussi apprécier la « sanquette », sang de la bête que l’on peut cuire à la poêle avec les ris, quelques lardons, de l’ail et du persil.

L’agneau « de Pauillac » était ainsi appelé, car les expéditions partaient souvent de la gare de notre ville en direction des meilleurs restaurants, à Paris en particulier. Il a failli disparaître et ils ne sont plus nombreux, les moutonniers qui acceptent des journées de 15 heures, 365 jours par an. Par bonheur, les Pères Cadis d’aujourd’hui sont encore une trentaine dans le département à maintenir la tradition. Je ne sais pas de quel élevage provenait l’agneau de notre déjeuner d’hier. Peu importe, il était savoureux. Pour l’accompagner, il fallait bien sûr du Pauillac. Je n’ai pas été chercher bien loin. J’ai dans ma cave quelques demi-bouteilles de Lynch Bages 1952 que j’ai du mal à placer lorsque nous sommes plus de deux à table. Ce vin a été fait par mon grand-père et son Maître de Chai Roger Mau (le mot « œnologue » était alors inconnu). Ils avaient tous les deux beaucoup de talent et ont produit des millésimes splendides pendant 35 ans. Certains détails me frappent : l’étiquette, hors de proportions, est trop grande, le millésime 1952 est tapé à la machine. À l’époque, le papier était rare et les imprimeurs coûteux. La plupart des vins, les plus prestigieux compris, étaient alors vendus « en vrac » et livrés en fûts au Négoce de Place , pour mise en bouteilles à Bordeaux ou Londres, Voire Brème ou San Francisco…  Sur place, nous disposions simplement d’un stock d’étiquettes « one-size-fit-all » et non millésimées pour de petites « mises en bouteilles au château » de quelques formats inhabituels, de la demi-bouteille à l’impériale en passant par le magnum et de jéroboam. Le sens de l’économie prenait alors le pas sur l’esthétique.

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Article rédigé par Jean‑Michel Cazes

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