Comme partout en France, nous sommes officiellement « déconfinés » ! Pas tout à fait libres d’aller et de venir comme bon nous semble, toujours privés d’accès aux restaurants, limités à 100 km (à vol d’oiseau) pour nos déplacements et enjoints de fuir les réunions de groupe et d’éviter les « lieux confinés » … Enfin, c’est un bon début !
Les échos qui nous parviennent font état d’une reprise assez satisfaisante. A Bordeaux, Denis Mollat, le plus important libraire de France, me dit par téléphone sa satisfaction d’avoir reçu aujourd’hui, dans sa librairie réouverte, un nombre record de clients. Les magasins du centre de Bordeaux, me dit-il, sont eux aussi très fréquentés. C’est bon signe…
Dans nos bureaux de Bages, les équipes administratives et commerciales sont de retour, équipées de masques ou de visières de protection. Attentif à la distanciation nécessaire, chacun reprend ses marques…
Quelques-uns continuent de travailler à leur domicile, pour différentes raisons – garde d’enfants, locaux mieux adaptés, etc. La reprise sera progressive. L’ambiance est bonne. Tous et toutes ont l’air heureux de se revoir.
Nos enfants nous rendent visite, nous retrouvons quelques amis. Toujours en respectant les « gestes-barrière » et la distanciation nécessaire. Sara, l’aînée de nos petits-enfants s’est envolée hier de New York pour l’université de Californie où elle doit achever son trimestre. Deux de nos petits-enfants bordelais ont repris ce matin le chemin de l’école. Les choses reviennent à la normale.
Marvin Cartmell Overton
J’apprends le décès de Marvin Overton. Avec lui disparaît une des grandes figures du monde du vin des années 80. Neurochirurgien célèbre, donc fortuné, à Fort Worth au Texas, il contribua puissamment à l’essor et à la popularité des grands vins de Bordeaux aux Etats-Unis, organisant dans son ranch festivals gastronomiques extravagants et dégustations marathon inoubliables. Professionnels et grands amateurs se battaient pour y être invités. Son amour sincère et sa connaissance des grands vins, sa générosité, restent légendaires comme d’ailleurs l’ensemble de son parcours.
Au début des années 90, ayant inexplicablement guéri d’une maladie grave, il décide de changer radicalement le cours de sa vie. Convaincu qu’il doit sa guérison à un miracle, il se convertit, devient « born again », et consacre désormais ses efforts, son argent et son temps à prêcher la bonne parole. Il abandonne brusquement sa passion pour le vin, disparaît de la scène et disperse sa cave personnelle, devenue en quelques années la plus belle collection de grands vins du monde, la vendant aux enchères à Londres, Chicago ou New York. Avec Sue, son épouse, il sillonne désormais les routes pour prêcher la bonne parole aux quatre coins du Texas. Une mission à laquelle il se consacrera pendant 25 années.
La vigne fleurit… Le 2018 est mis en bouteilles
Le printemps précoce favorise le développement de la vigne. Les premières grappes, serrées, apparaissent entre les jeunes feuilles. Nous approchons de l’époque de la floraison qui interviendra dans le courant du mois de mai.
C’est une étape importante, dont le bon déroulement détermine le volume de la récolte et influe sur la bonne constitution et l’équilibre des grappes. Un moment clé du millésime. La météo très variable de ces derniers jours – températures douces, alternance de pluies et de journées ensoleillées – est favorable à la végétation.
Elle est aussi sujet d’inquiétude. Les techniciens de la vigne nous disent que la « pression » des maladies cryptogamiques de la vigne est forte. Le mildiou en particulier. C’est un phénomène classique à cette époque de l’année viticole. Elle est contenue pour l’instant par le soin que les vignerons apportent à l’entretien du vignoble, qui doit être débarrassé des herbes folles qui l’ont envahi cet hiver. Certes, elles enrichissent, assainissent et aèrent le sol, mais leur voisinage prolongé avec les pieds de vigne favorise le développement des moisissures parasites. Il nous faut être très attentifs, jouer avec la météo en espérant que des pluies prolongées ne viendront pas perturber l’accès aux parcelles…. C’est un gros travail manuel et mécanique, qui met à l’épreuve les hommes et les femmes de la vigne et requiert des tractoristes une grande habileté.
Au Domaine des Sénéchaux, à l’Ostal, nous préparons la mise en bouteille du millésime 2018. La mise est en cours aux Ormes de Pez à Saint Estèphe, de même qu’à Haut-Batailley à Pauillac.
Quant à Lynch-Bages où nous avons terminé la mise d’Echo 2018, le « second vin », nous préparons celle de la cuvée porte-drapeau de la propriété, tout en procédant aux derniers ajustements de l’assemblage du 2019, qui devrait faire ses débuts dans le monde avant l’été.
À Bordeaux, on est sur le pied de guerre…
Attentifs aux échos qui parviennent des places de consommation, les membres de l’Union des Grands Crus préparent pour le mois de juin, à Bordeaux et dans d’autres grandes villes du monde, la présentation officielle de l’excellent millésime 2019 qui sera, sinon nécessaire, tout au moins bien utile, pour une mise en marché « en primeur » réussie du millésime. Dans les jours qui viennent, les propriétés commenceront aussi à accueillir à titre individuel leurs clients potentiels. Bordeaux n’est qu’à 50 km, Libourne à 80. Il en faut à peine 6 de plus pour atteindre Saint Estèphe. Négociants et courtiers de la « Place » peuvent maintenant se déplacer sans autorisation particulière. De l’avis de beaucoup, remettre à plus tard notre « sortie » n’est pas souhaitable. Septembre ne changerait pas grand-chose et le report d’un an, souhaitée par certains opérateurs français ou étrangers, ferait entrer en collision deux millésimes sur le marché, mettant en cause l’esprit même du système. Il faut aussi donner aux entreprises les moyens de fonctionner, à Bordeaux comme ailleurs.
Bien sûr, beaucoup d’incertitudes planent aujourd’hui sur le marché. Quel sera l’impact de la crise sanitaire ? Quel sera son effet sur les décisions d’achat, donc sur la demande, les volumes échangés et les prix de vente ?
Je reçois un message d’un ami chirurgien à Philadelphie. Il pense que dans les deux ans qui viennent, la crise actuelle aura pour l’acheteur un effet favorable. Autrement dit, il s’attend à une baisse des prix… Responsable de l’achat de bons crus pour plusieurs groupes d’amateurs et de l’entretien de leurs réserves, il s’interroge et me demande de le conseiller dans ses décisions d’achat. Question certes légitime, mais embarrassante. Je n’ai pas de boule de cristal. Instruit cependant par l’expérience des crises précédentes, je sais qu’il a probablement raison et que nous devons nous attendre à des changements, qui sont parfois brutaux dans notre profession, mais dont la durée et l’ampleur sont difficiles à prévoir.
À tous les amateurs de nos vins, certainement nombreux, qui se posent la même question, voici ce que je réponds :
La « Place de Bordeaux »…
Pour bien constituer et entretenir une cave de qualité bien pourvue en grands vins de Bordeaux, il est essentiel de bien comprendre le fonctionnement de la distribution. Bordeaux est la plus grande région de production de vin de qualité du monde. La vigne s’étend, dans le département de la Gironde, sur une vaste surface, environ 120 000 ha au total qui produisent chaque année aux alentours de 5 millions d’hectolitres de vin. Une partie importante de ce volume est contrôlé par un réseau coopératif, puissant et bien organisé. Pour le segment le plus demandé, c’est-à-dire les 300 ou 400 « châteaux » qui ont fait sa réputation internationale, Bordeaux bénéficie d’un système spécifique, issu de l’ histoire, qui n’existe et ne fonctionne ainsi dans aucune autre région du monde, qu’il est convenu d’appeler la « Place de Bordeaux ».
Valentin Lillet, courtier et Dan Snook (Joanne USA)
Les vins sont proposés au Négociants de la Place, « en primeur », quelques mois après la récolte, environ un an avant leur mise en bouteilles, soit 15 à 18 mois avant leur disponibilité. L’opération se fait par l’intermédiaire de Courtiers assermentés qui fournissent l’articulation et l’appui nécessaires. Ils assurent la bonne circulation de l’information et la rapidité, la souplesse – et la sécurité – des transactions.
Alain Moses, ancien courtier, aujourd’hui négociant avec ses deux fils (Maison TWINS)
C’est un système qui fonctionne depuis 300 ans. Il a démontré sa capacité à s’adapter aux nouvelles méthodes de vente et aux marchés découverts au fil de l’histoire du vignoble. Les négociants vendent, à leur tour, en France à des grossistes, des restaurants, voire des particuliers, ou à l’étranger à des importateurs ou à directement à d’autres opérateurs, selon des circuits qui dépendent des us et coutumes – et de la législation – de chaque pays. La chaîne commerciale peut donc apparaître bien longue et quelquefois bien compliquée. Elle est cependant la base de la distribution des grands vins de Bordeaux dans le monde. Elle fonctionne ainsi depuis des siècles, avec des hauts et des bas, rythmée par des périodes de prospérité régulièrement interrompues par des crises parfois sévères (maladies la vigne et phylloxéra à la fin du XIXe siècle, grande dépression des années 30, deuxième guerre mondiale, choc pétrolier de 1973, guerre du Golfe en 1991, crise financière de 2008 etc., etc. )
Cette organisation commerciale originale, que nous devons aux commerçants britanniques, allemands et hollandais du XVIIe siècle, est unique au monde. Elle a l’avantage de séparer les fonctions de production et de vente et permet à chaque profession de se concentrer sur sa spécialité 1) le producteur sur la gestion du vignoble, l’élaboration des vins, l’investissement technique et la recherche de la qualité. Il n’a pas à se préoccuper des paiements, le risque financier étant porté par le marchand, qui sera immédiatement mis hors-jeu s’il n’honore pas sa signature… 2) le commerçant sur la logistique et la vente, toutes deux complexes au plan international.
La Place de Bordeaux est faite d’une multitude de sociétés de négoce (environ 300 à Bordeaux et Libourne), plus ou moins spécialisées par zones ou par type de produit, certaines très anciennes, une véritable toile d’araignée qui couvre efficacement tous les pays du monde. Le Négociant effectue ses achats par l’intermédiaire du Courtier, qui assure la liaison avec le producteur. S’appuyant sur les analyses savantes et de plus en plus précises que permettent les technologies modernes d’information, le Courtier « sent le marché », s’informe des disponibilités du producteur et connaît les besoins et l’état d’esprit du marchand.
La profession de courtier est réglementée. Il existe à Bordeaux environ 80 « Courtiers en Vins et Spiritueux » reconnus, détenteurs d’une carte professionnelle délivrée par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Bordeaux, auxquels il faut ajouter environ 120 adjoints, « juniors » ou stagiaires, qui sont eux aussi très actifs. Comme les négociants, ils sont souvent spécialisés (vente en vrac ou en bouteilles, par exemple). Ensemble, ils sont une véritable armée au service du vin de Bordeaux, pour la plupart des visages peu connus du public, jeunes et dynamiques, auxquels je rends aujourd’hui hommage en illustrant mon propos par une galerie de portraits.
Cette répartition des rôles met à la disposition des châteaux une structure commerciale efficace qu’aucun d’entre eux ne pourrait s’offrir. Elle rend les vins disponibles, partout dans le monde, pour les magasins, les restaurants et les caves particulières. C’est ce que j’aime appeler la « capillarité » de la distribution, que je crois essentielle pour la bonne diffusion de nos vins.
La plupart des grands crus sont proposés « en primeur »…
Tout au long de l’année, les courtiers assurent une bonne circulation de l’information, dans les deux sens, entre les maisons de négoce et les propriétés. Le moment venu, quelques mois après la récolte , lorsque est terminé le délicat assemblage des lots de vins récoltés, que les nouvelles cuvées peuvent enfin être goûtées… et que le climat général s’y prête, la mise en marché est préparée en liaison avec les courtiers. Ceux-ci donnent au château des indications sur le « prix de sortie » envisageable et l’identité des acheteurs possibles. La tension monte peu à peu. Au moment qui paraît favorable, le château fixe son prix définitif et les conditions de paiement et de livraison. Il donne enfin le signal du départ. Il faut veiller à ce que la « sortie » ne tombe pas un jour férié à Londres, à Hong Kong ou ailleurs et aussi s’assurer de n’être pas trop nombreux ce jour-là à solliciter l’attention du courtage. Tout alors va très vite, et oralement. Les courtiers appellent au téléphone chaque client potentiel. Si elles sont bien préparées et si le climat commercial s’y prête, les décisions sont généralement rapides. Enfin, le cas échéant, le courtier concrétise le succès de l’opération en émettant un « bordereau » dont un exemplaire est transmis à chaque partie. Il n’y a ni facture ni bon de commande. Le Courtier perçoit du Négociant une rémunération fixe de 2 % du montant de la transaction. Bien sûr, le bon déroulement de la campagne dépend de la vigueur de la demande, qui reflète et amplifie les secousses de l’économie mondiale en faisant alterner moments d’angoisse et de sérénité.
Plus tard, une fois le vin livré, quelques semaines après la mise en bouteilles, le château a peu de prise sur sa distribution. Il peut orienter ses ventes vers tel ou tel marchand mais perd rapidement la trace de ses bouteilles et le contrôle de ses prix. C’est là que prennent toute leur importance la bonne compréhension du système et l’établissement d’un climat de confiance. Ils favorisent un échange fructueux d’informations entre tous les acteurs et sont des facteurs clés de réussite. Le bon vigneron ne se désintéresse pas de ce qui se passe sur les places de consommation. Bien au contraire… En s’appuyant sur une bonne entente avec ses canaux commerciaux, il dispose de moyens efficaces, pour établir et entretenir, à moindre frais, un contact très utile avec son client final, qui se trouve parfois à l’autre bout du monde. Ce que personnellement, je me suis efforcé de faire pendant de très nombreuses années, en bénéficiant de l’aide du Négoce, voyageant seul ou avec quelques amis qui partageaient la même vision des choses.
Qui veut voyager loin, ménage sa monture…
Le château doit aussi fonder son action sur une politique de prix à long terme, en liaison avec les canaux de distribution. Pour que tous les maillons de la chaîne fonctionnent et jouent leur rôle, il faut que chacun gagne sa vie.
Dans le domaine des prix, le dispositif tout entier est, dans son état le plus pur, un exemple appliqué de l’équilibre offre/demande. Un cas d’école. Il est soumis à des à-coups, totalement inattendus, qui résulte de facteurs indépendants des acteurs du système. Dans l’histoire du vin, ce fut le cas de toutes les grandes crises. Elles furent nombreuses et ont entraîné de grands changements. Mais, malgré les pronostics souvent répétés de nombreuses cassandres, elles n’ont jamais mis à bas un système qui, tel le Phénix, a su renaître et se régénérer, parfois avec de nouveaux acteurs, tant du côté de la propriété que celui du négoce.
Ainsi, je n’ai aucun doute que le COVID-19 et la crise sanitaire actuelle entraînent notre barque vers des mers plus tourmentées. Que devons nous attendre pour les mois qui viennent ? Tout bien considéré, l’expérience me dit que le prix de nos produits va subir une forte pression qui entraînera probablement une baisse de prix. Cette pression n’affectera pas les stocks existants de la même manière qu’elle touchera le niveau de l’offre « en primeur » du millésime 2019. Les années précédentes ayant été acquises par le Commerce à un certain niveau de prix, les professionnels feront de leur mieux pour vendre leurs stocks sans enregistrer de perte. Dans la pratique, ce qui arrivera dépendra la situation financière de chacun et de sa résilience. Il est impossible de faire une prévision générale. Certains résisteront, qui auront la capacité d’attendre des temps meilleurs… d’autres finiront par lâcher. Ils se débarrasseront de leurs stocks en aménageant leur prix de vente, en commençant par les vins, à tous niveaux, dont la demande est la moins soutenue, qui se sont montrés dans le passé plus difficiles à vendre ou moins profitables. On peut penser que l’acheteur sera exposé, dans les prochains mois à des offres qui lui paraîtront intéressantes, peut-être irrésistibles. Il est cependant impossible de prévoir où et quand cela va se produire, ni à quel niveau de la chaîne commerciale, ni pour combien de temps. Je ne suis sûr que d’une seule chose : si la situation sanitaire nous entraîne dans la crise économique que certains annoncent à grands son de trompe, cela VA ARRIVER. D’autant plus que la concurrence joue à plein, que l’information circule vite et qu’il existe aujourd’hui une grande transparence pour les prix des vins.
Pierre-Antoine Castéja et Anne Szersnovicz (Maison Joanne)
Pour le marché « en primeur » et le millésime 2019 en particulier, c’est une tout autre affaire et il nous faut raisonner différemment. On peut certainement prévoir que la pression sur les prix aura un effet sur le niveau de l’offre, donc sur ce que nous appelons le « prix de sortie ». Il sera plus bas que celui des précédents millésimes. Le marché sera sans doute plus étroit et les difficultés, qui sont mondiales, contraindront à s’adapter au contexte économique. Il ne faut pas cependant oublier que le niveau de prix du nouveau millésime aura un effet immédiat sur la valeur des millésimes précédents, dont une partie est encore présente dans les chais des acheteurs. La prudence est de mise dans la mise en marché. Quand il fixe son prix, le château se doit d’être attentif, de protéger ses clients autant qu’il lui est possible et penser aux conséquences à long terme de sa décision. Ce qui signifie qu’il doit avoir une véritable politique de prix et la suivre dans la durée.
Chacun nourrit sa réflexion à sa manière. Si l’on veut simplifier, il y a trois attitudes possibles qui sont indépendantes du niveau de prix général et de la qualité de la récolte : 1) demander le prix le plus haut possible à l’instant « t ». Si ça marche, c’est un exploit, excellent pour l’ego. Pour y parvenir, si c’est utile, il conviendra de renforcer artificiellement la demande en réduisant l’offre par une production plus réduite, une sélection plus draconienne ou une la mise en marché d’un petit volume. Ou encore une combinaison des trois. 2) essayer de trouver le « bon » prix de sortie, qui sera générateur de profit pour tous les acteurs de la chaîne (sans oublier le client final lui-même quand il – ou sa veuve (ça marche dans les deux sens) – décidera de vendre sa cave aux enchères dans l’avenir). 3) ne pas trop réfléchir et proposer le vin à un prix plus élevé que celui du voisin. Parce qu’il est meilleur, bien entendu… ou que tel ou tel journaliste à la mode lui a attribué une meilleure note… De mon point de vue, c’est la plus mauvaise des méthodes, mais… elle demande si peu d’efforts et c’est tellement plus simple !
Dans nos domaines de Bordeaux, Lynch-Bages et Haut-Batailley à Pauillac, Ormes de Pez à Saint Estèphe, nous avons depuis longtemps rejeté #3.
Lorsque les circonstances s’y prêtent, #1 peut marcher, mais a l’inconvénient de gêner l’établissement d’une relation confiante et constructive sur le long terme. Les méthodes classiques mais plus ou moins artificielles de réduction de l’offre pour pousser les prix vers le haut n’améliorent pas la visibilité du produit sur les marchés du monde et entraînent souvent, avec le temps, un gonflement des stocks. Il ne faut jamais l’oublier :
EN MOYENNE, UNE RÉCOLTE DOIT ÊTRE BUE TOUS LES ANS.
Cette stratégie peut conduire à vendre à prix plus ou moins cassés de grands volumes de seconds, voire troisièmes ou même quatrièmes vins, phénomène qu’on peut observer ici ou là,sur les deux rives de la Garonne. C’est donc une politique risquée, dont il faut bien évaluer toutes les conséquences.
Elle est néanmoins envisageable dans certains cas. Les petits vignobles de Pomerol sont un bon exemple de réussite. D’autres, que l’on appelait autrefois « vins de garage », à cause de leur production très limitée, furent très à la mode il y a une vingtaine d’années. Après quelques succès retentissants, un grand nombre ont connu l’échec dans la durée, à cause de la versatilité naturelle de leur clientèle et de l’étroitesse de leur distribution. La plupart ont aujourd’hui quitté le devant de la scène. Leur succès dépendait souvent du soutien de la presse spécialisée. Celle-ci étant par nature, hélas, très volatile, un critique qui se respecte devant découvrir régulièrement de nouvelles stars afin de tenir son lecteur en haleine.
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Laurent Quancard, courtier.
Pour nos propriétés bordelaises, nous croyons à la proposition #2. Cette démarche exprime la distinction devenue classique dans le milieu professionnel bordelais entre les marques dites « distributives » et celles parfois qualifiées de « spéculatives ». Elle inspire depuis longtemps notre stratégie de mise en marché. Je suis personnellement convaincu que c’est la seule politique qui, associée à une production de qualité, nous a permis sur le long terme de construire une large distribution de notre vin et de maintenir sa réputation. Je suis fier, quand je voyage, de découvrir du Lynch-Bages dans les lieux les plus inattendus. Je me souviens de la joie ressentie, au début des années 90, dans une épicerie de poste-frontière à Macao, au milieu du no man’s land de près d’un kilomètre qui séparait alors le territoire sous administration portugaise de la province chinoise de Canton.
L’épicière de Zu-Hai
Une bonne cave se construit…
Une bonne connaissance de la mécanique du système peut-elle être utile à l’acheteur final ? Oui, certainement. Pour chaque « sortie primeur » elle lui permet de se faire une idée de la valeur que prendra dans l’avenir le millésime, pour un château donné.Et sinon la garantie, tout au moins la probabilité que son achat se révèle avec le temps être une bonne affaire.
L’information existe. Il y a en effet à Bordeaux, pour les millésimes anciens, un marché secondaire actif et de plus en plus accessible, à condition de choisir le bon canal et de bien placer sa confiance. Les nombreuses ventes aux enchères de Paris, Londres ou ailleurs peuvent donner aussi des indications intéressantes. Il est donc assez facile d’identifier les châteaux qui ont le plus de chances de se révéler, au fil des années, avoir été de bons achats. Certes, cela demande un peu de curiosité et de recherche. Les meilleurs achats ne concernent pas nécessairement les vins les moins chers. Pétrus, Lafite et Mouton Rothschild, pour ne prendre que ces trois exemples, qui sont parmi les plus coûteux, sont cependant, sur le temps long, de bons choix. D’autres crus, heureusement assez nombreux, ont depuis longtemps adopté avec succès la même stratégie. Me viennent à l’esprit les noms de mon voisin Grand-Puy Lacoste à Pauillac, Léoville-Barton, Branaire-Ducru et Beychevelle à Saint Julien, Calon-Ségur et Lafon-Rochet à Saint Estèphe, Giscours et Rauzan-Ségla à Margaux… Haut-Bailly dans les Graves, Canon à Saint-Emilion… Bien sûr, il y en a d’autres…
Je conclus ma réponse à mon ami cardiologue d’Outre-Atlantique en regrettant de ne pouvoir lui donner de véritable « tuyau » sur les bonnes affaires qui, dans les semaines ou les mois à venir, pourraient lui être – et lui seront sans doute – proposés ici ou là. Mon conseil très simple : Sachant qu’il existe à Philadelphie d’excellents professionnels de la vente de vins fins, je lui recommande de bien les connaître, de les écouter et de leur faire confiance.
C’est le même conseil que je souhaite donner à tout buveur potentiel qui me fait l’honneur de lire ma prose, où qu’il se trouve et quelle que soit la place qu’il occupe dans le vaste monde du vin. En espérant que ces remarques l’aideront à s’intéresser au passionnant parcours des « primeurs » bordelais. De même que je crois à une vision à long terme pour vendre sa récolte, je suis convaincu qu’il existe aussi une politique à long terme pour enrichir sa cave avec succès, pour le plus grand bonheur de sa famille, de ses amis… et de ses successeurs.
Une famille bordelaise…
Je termine ce trop long discours en signalant la parution d’un ouvrage qui fera date dans l’histoire du monde du vin bordelais. Il s’agit d’une étude rédigée par Alain Blondy, professeur à la Sorbonne, à partir des archives familiales considérables laissées après sa mort par Daniel Lawton. Daniel était la septième génération d’une famille de grands courtiers en vins installés à Bordeaux depuis 1739, une figure majeure de la société bordelaise, de la vie économique et politique locale et de sa profession.
D’une grande droiture, Daniel était un homme discret, délicieux, d’une parfaite éducation. Un grand sportif aussi. Excellent tennisman, il fut longtemps président de la Villa Primrose, le très ancien et célèbre club bordelais. Pendant plusieurs décennies, Daniel Lawton su se faire aimer de ses clients, de sa famille et de ses amis aussi bien professionnels que sportifs.
À mon arrivée à Pauillac, j’ai fait sa connaissance à l’occasion de la crise très dure qui a suivi le choc pétrolier de 1973. J’ai vite compris qu’il était un homme dont la parole avait du poids et à qui l’on pouvait faire confiance dans les moments difficiles. Je suis fier d’avoir été son ami et reconnaissant pour ce qu’il m’a enseigné. L’ouvrage, intitulé « LES LAWTON, une dynastie bordelaise du vin » retrace la saga fascinante de cette famille d’origine irlandaise dont l’histoire se confond avec celle de Bordeaux depuis près de trois siècles.
Je ne peux qu’en recommander la lecture. Le livre, publié à Bordeaux en coédition par Denis Mollat et les Éditions du Festin, se trouvera très vite, si ce n’est déjà le cas, dans toutes les bonnes librairies.
Cher Jean-Michel,
Nous nous sommes régalés à la lecture de votre blog à la veille de cette campagne « atypique ».
Merci d’avoir parlé en ces termes de notre beau métier de Courtier en vins.
Je suis sur que les vins de la famille Cazes trouveront facilement leur place dans ce marché compliqué grâce à la qualité du travail accompli par vos équipes et à la justesse d’analyse dont vous avez toujours su faire preuve.
Nous vous espérons en pleine forme et vous adressons nos plus amicales salutations.
François et Caroline
Merci beaucoup. C’est une leçon d’histoire en même temps qu’une vision d’avenir (sans boule cristal) mais avec du bon sens. Même si dans votre équation il manque la dimension marketing et relation/expérience client dont peu de monde s’occupe à Bordeaux et qui commence à se faire ressentir notament auprès des jeunes générations qui seront tôt ou tard le coeur de cible.
Bravo aussi pour la démarche du blog!
Robert
Bravo. Cours magistral sur Bordeaux.
Ne t’avances tu pas un peu sur le baisse des prix de la récolte 2019?
Amities
Pierre
Bonjour Jean Michel,
Bravo pour ce blog plein de justesse et de bon sens!
Merci aussi pour ton petit mot sur Daniel, dont comme tu le sais, j étais très proche!
Bref merci pour ta sagesse qui reste un exemple pour nous tous!
A bientot et embrasse Theresa pour nous.
Emmanuel
En cette période difficile . Un grand Merci à vous Monsieur Jean-Michel Cazes
Pour votre blog qui donne envie de partager et d’en découvrir plus.
Merci à toute la famille Cazes .
Un grand Merci à tous .
Gilbert Cazes
Bonjour M. Cazes, quel plaisir de vous lire ! Récit passionnant, pertinent, et avec tellement de sagesse dans vos propos.
Vous êtes décidément visionnaire, les prix de sortie des primeurs 2019 ont effectivement bien baissé ;)…pour le plus grand bonheur des amateurs de Bordeaux que nous sommes !
Respectueuses salutations
Mathieu Vildard