Il y a un mois, le gouverment a imposé des restrictions sévères à l’activité des entreprises et des familles.
J + 30. Un mois est passé depuis que le gouvernement, afin de freiner développement de l’épidémie du coronavirus, a décidé d’imposer des restrictions sévères à l’activité des entreprises et des familles. Le secteur du tourisme (hôtels, restaurants, musées, taxis, etc.) est aujourd’hui à l’arrêt complet. Les écoles et les universités ont mis en place des systèmes d’éducation à distance. Seuls les magasins d’alimentation et quelques rares boutiques restent ouverts. Les services publics fonctionnent au ralenti. Les entreprises dont l’activité ne représente pas une nécessité vitale pour le fonctionnement du pays tentent de se maintenir, avec du personnel réduit. Les familles sont assignées à résidence, les sorties limitées aux activités essentielles de la vie. Après quelques jours de flottement (le Français est indiscipliné par nature, c’est bien connu) qui ont obligé le gouvernement à durcir les mesures, une certaine discipline s’est établie peu à peu et les injonctions des autorités sont maintenant mieux respectées.
Thereza et moi avons conscience d’être privilégiés. À Bages, nous habitons une maison spacieuse (dotée d’une cave assez bien fournie), entourée par un beau jardin où les fleurs du printemps explosent en ce beau mois d’avril.
Ce « confinement », qui était initialement annoncé pour deux semaines est maintenant étendu jusqu’au 11 mai. je pense qu’il est sage de s’attendre à un redémarrage lent et progressif, semblable à celui qui se semble se produire actuellement en Asie, d’après les informations que je reçois de mes amis dans cette partie du monde.
Nous suivons avec attention la situation aux États-Unis (ma fille Kinou, son mari et trois de nos petites filles vivent près de New York). Nous sommes inquiets pour l’Afrique (Thereza est née au Mozambique). Matériellement et culturellement, la population n’est pas préparée à faire face. Les nouvelles que nous recevons de nos amis et membres de la famille vivant sur place sont très préoccupantes.
Dans nos propriétés viticoles, tout le monde est sur le pont. Mon fils Jean-Charles est en responsabilité et s’appuie sur une équipe très expérimentée et compétente, conduite par Daniel LLose, Malou Le Sommer et Pierre Doumenjou. Nous sommes reconnaissants à tous les membres de notre personnel, à tous les niveaux, pour leur attitude très positive et leur engagement.
Nos bureaux sont pratiquement vides. Tous s’exercent à dompter le travail à distance en s’appuyant sur notre robuste système informatique. Nous commençons à nous y habituer et nous trouvons et sommes surpris par son efficacité… par moments, bien sûr. La Poste continue à fournir un service, certes dégradé, mais suffisant en ce temps d’activité réduite. À la vigne, où la végétation n’attend pas, le travail n’est pas trop gêné par les restrictions actuelles. Les vignerons et vigneronnes prennent toutes les précautions nécessaires, travaillant de manière séparée, chacun dans la parcelle qui lui est affectée. Tous sont conscients que la prochaine récolte est l’enjeu du moment. Heureusement, l’épidémie nous a atteint à une période relativement favorable, ce qui nous donne un peu de répit. La taille de la vigne est terminée partout, l’ « attachage » est en cours. Il nous faut maintenant entretenir les vignes et les sols pendant presque six mois afin d’atteindre la récolte dans de bonnes conditions. Je n’ose penser à la situation à laquelle nous aurions à faire face si cette épreuve était survenue une semaine avant les vendanges !
à la visioconférence familiale.
Nous avons pu nous procurer suffisamment de masques pour les deux prochaines semaines. Grâce à l’aide que nous ont offertes quelques amis chinois, nous devrions en recevoir dans les jours qui viennent. Nous savons que les colis sont passés par Bruxelles et sont déjà arrivés depuis plusieurs jours à Toulouse. Ils seront livrés, nous dit-on, dès que les Douanes françaises auront fait leur office… Espérons que ce ne soit pas trop long.
Les conditions climatiques ont été bonnes. Nous observons depuis un mois une période de temps ensoleillé, plutôt frais, avec des épisodes de pluies discrètes. Ces conditions favorables ont provoqué un départ de végétation rapide dans tous nos vignobles : Lynch-Bages et Haut-Batailley à Pauillac, Ormes de Pez à Saint-Estèphe et dans les parcelles de notre société VINIV, situées dans 7 appellations bordelaises différentes. Il en est de même dans nos propriétés du Languedoc (Domaine de l’Ostal) et Châteauneuf-du-Pape (Domaine des Sénéchaux).
A Bordeaux, Catherine, fille # 3, enseigne la couture à petites-filles #4 et 5.
Dans toutes ces régions, les basses températures des matinées lumineuses du printemps pour peser sur la vigne un risque de gelée qui va nous accompagner pendant encore environ trois semaines. Mais ce sont les risques habituels vignerons… rien à voir avec le coronavirus. Au Portugal, ce risque est moins grand pour notre vignoble de Meco dans la Vallée du Douro.
À Lynch-Bages, où nous avons entrepris il y a trois ans la reconstruction complète de nos installations, nous sommes dans la dernière ligne droite. Les travaux, à l’arrêt complet pendant trois semaines, repartent lentement. Un petit nombre d’ouvriers sont de retour et nous espérons pouvoir accélérer le rythme dès cette semaine.
Nous avons pris du retard. Il est essentiel que la nouvelle installation soit opérationnelle pour les prochaines vendanges. Nous serons prêts…
Dans le village de Bages, la place en face du café Lavinal est vide. Pas de touristes, pas d’automobile, personne en vue…. Silence complet ! Le 15 mars, nous avons fermé toutes les activités touristiques : le Café Lavinal, le Bages’Bazaar, la location de vélos Fun-Bike…, notre hôtel-restaurant « Relais & Châteaux », Cordeillan Bages et sa table étoilée, que nous venions de réouvrir pour la saison et les dégustations des vins primeurs 2019 initialement prévues pour le mois d’avril, annulées aujourd’hui.
Bien entendu, comme tous les autres secteurs de l’économie, celui du vin a été durement frappé. Le gouvernement français a rapidement conçu un plan d’aide pour les entreprises dont les ressources ont brutalement disparu ou sont sévèrement menacées. Nous en sommes au stade de la mise en œuvre. Le plan, massif, paraît correspondre au problème. Qui paiera la note à l’arrivée reste pour moi cependant une question sans réponse… J’ai des difficultés à appréhender les chiffres lorsqu’on dépasse un certain nombre de zéros…
Depuis trois siècles, le système tripartite de distribution des grands vins de Bordeaux – Châteaux producteurs d’un vin de qualité, Négociants sillonnant le monde pour le promouvoir et le vendre et « Courtiers » qui assurent la liaison nécessaire – a appris à résister à des situations difficiles et a survécu à de nombreuses crises. Depuis quelques semaines, les Courtiers sont à la manœuvre et entretiennent une bonne communication entre les partenaires. On se parle beaucoup. Cela dit, l’activité commerciale est pratiquement stoppée.
L’Union des Grands Crus (UGC) a annulé la traditionnelle semaine de dégustations des vins en primeur qu’elle organise en avril pour les professionnels qui viennent à Bordeaux des quatre coins du monde. La présentation publique du 2019 – un très bon millésime – devra attendre…
Y aura-t-il cette année une campagne de vente « en primeur » ? Je n’en ai pas encore une idée précise. Depuis une vingtaine d’années, nous avions pris l’habitude de la lancer au printemps, entre avril et juin, à la suite des dégustations organisées par l’UGC. Ce cela ne sera pas le cas cette année. Cela dit, dans le passé nous avons connu des campagnes en septembre, d’autres au contraire avançées au mois de décembre, à peine deux mois après la récolte. Ou encore retardée d’un an, ou carrément inexistantes. Sans parler des « ventes sur souche » (avant la récolte), fréquentes jusque dans les années 60. Chacun est libre de sa stratégie, qui est fonction des situations individuelles. Le commerce du vin n’est pas indexé sur le calendrier ni sur la météo. Ce n’est pas une science exacte !
Pour l’économie de la vigne et la distribution du vin dans le monde, il me paraît évident que nous plongeons actuellement dans une crise exceptionnelle. Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai eu à traverser plusieurs épisodes critiques qui ont provoqué de violentes secousses dans le marché du vin. J’essaie de faire la comparaison des moments rugueux actuels avec d’autres périodes difficiles du passé. Il y a des ressemblances et des différences. Pendant ces journées de réclusion forcée, j’essaie de retrouver mes souvenirs… qui fourniront peut-être la matière d’un message à venir.
En attendant, je souhaite à tous les amis du vin, à travers le monde, de traverser l’épreuve le mieux possible. Prenez grand soin de vous-même et de vos familles.
Jean-Michel Cazes