Cinq anniversaires, quelques bouteilles, autant de souvenirs…

Le vin est pour moi, comme le pain, la base de toute nourriture. C’est le breuvage essentiel, synonyme de culture, de bonheur, d’art de vivre. Chaque bouteille qui dort dans ma cave contient un univers : la géographie et l’histoire du lieu qui l’a vu naître, le sol, la plante, le climat, un savoir-faire… Un univers prêt à s’échapper et à renaître, comme le Génie de la lampe d’Aladin, à la première et unique occasion.

Je ne suis pas très organisé pour les anniversaires. Contrairement à Thereza, dont la mémoire est  phénoménale, j’ai du mal à graver dans ma cervelle les dates auxquelles il convient de congratuler ses proches ou de célébrer les événements du passé. Je n’aime pas non plus recourir aux aide-mémoires, qu’ils soient électroniques ou non. Je fais au mieux…

Je sais en tout cas que tous les ans, le mois de juin m’offre un calendrier bien fourni en opportunités de commémorations diverses… Entre le 15 et le 25 de ce mois, ce ne sont pas moins de cinq dates, familiales ou professionnelles, qui sont autant de raisons de déboucher un des flacons qui dorment aujourd’hui paisiblement dans ma cave en attendant d’accompagner la célébration à laquelle ils sont destinés.

Cinq dates en huit jours… et l’évocation de quelques souvenirs !!!…

23 juin… 1936 : Anniversaire de Jacotte… à Bages, nos étés d’autrefois…       

Jacqueline, c’est ma sœur, que tout le monde appelle Jacotte, depuis toujours. Comme moi, elle est née à Bordeaux, alors que nos parents, étudiants, préparaient tous les deux leur licence, lui en Droit, elle en Sciences Physiques.

André, notre père, tombé gravement malade, a dû abandonner en 1933 sa trajectoire éducative à Paris, qui l’aurait peut-être conduit, comme ses deux frères avant lui, à l’Ecole Polytechnique. De retour à Bordeaux, il retrouve Claudine Lavinal qu’il a connue quelques années plus tôt en classe préparatoire, et il l’épouse en 1934. Je suis né l’année suivante, et ma sœur un an plus tard, le 23 juin 1936.


21, rue du Maréchal Joffre à Pauillac

Le vignoble de Bordeaux est alors en plein marasme. La grande crise de 29 a précipité l’effondrement de l’économie viticole, déjà mal en point depuis plus de 30 ans, à la suite de la crise du phylloxéra. La plupart des propriétés sont à vendre.

À Pauillac, je le rappelle souvent, 15 crus classés sur 18 font faillite au cours des 10 ans qui précèdent la deuxième guerre mondiale. Mon grand-père, Jean-Charles Cazes, fils d’un ouvrier agricole saisonnier ariégeois, après avoir connu la première guerre et exercé le métier de boulanger pendant une vingtaine d’années, se reconvertit dans l’agriculture. Il s’occupe de domaines viticoles, qu’il gère pour le compte de propriétaires absents ou peu intéressés…

En 1933, il a pris en fermage le domaine de Lynch-Bages, que son propriétaire, le général Félix de Vial, dirige de loin, depuis Paris et Biarritz où il passe une partie de l’année. Devant la rudesse des temps, le général veut vendre. Malgré ses efforts, il ne trouve pas d’acheteur et finit par accepter l’offre, modeste, de mon grand-père, en 1939. Dans l’acte de vente du 23 février 1939, l’acquéreur s’engage à modifier l’étiquette de la propriété et à supprimer « le nom du général de Vial, ainsi que les armoiries qui figurent au-dessus de ce nom ».

Le Général Félix de Vial

Le vin de Lynch-Bages devra maintenant « obligatoirement porter le nom de Cazes à partir de la récolte 1937 ». Jean-Charles Cazes, qui ne dispose pas d’armoiries familiales, remplacera les armoiries par l’écusson de la ville de Pauillac, ce qui ne nuira pas à la réputation de la propriété.

Dès l’été 1939, mes grands-parents s’installent à Lynch Bages. Ils y passeront quatre ou cinq mois tous les ans, du début de l’été à octobre, après les vendanges, puis toute l’année à partir du milieu des années 60, lorsqu’ils auront enfin installé chauffage et eau courante dans la maison aménagée au XIXe siècle. Notre père, mobilisé en 1939, sera fait prisonnier et ne reviendra à la vie civile qu’en 1945.


Alsace, hiver 39-40, Lieutenant au 196° régiment d’artillerie

Nous, les enfants, vivons avec notre mère à Pauillac pendant l’année scolaire et passons tous les étés à Bages, nous profitons du grand jardin, du potager, et partageons la vie de ce qui est alors une ferme, avec ses vaches, chevaux, cochons, lapins, poules et canards, son potager et… son   vignoble, que mon grand-père s’efforce de faire vivre dans une période difficile.

C’est à Bages que Jacotte et moi avons la plupart de nos souvenirs d’enfance, qui ne s’effaceront jamais. Les vendanges, les animaux de la ferme, les courses avec les copains dans les rues du village, le lavoir en plein air au fond du potager et Plantieu, le vieux jardinier, la carriole tirée par un âne qui remplaçait la vieille Peugeot d’avant-guerre, privée d’essence… mais aussi le bombardement de Pauillac, la vue terrifiante des 500 avions qui ont pilonné notre petite ville à l’été 1944, l’accueil de notre père à son retour d’Allemagne, l’année suivante, après cinq ans d’absence… Et tant de moments qui ont marqué pour toujours notre mémoire..

Après l’école communale de Pauillac, et le lycée à Bordeaux, Jacotte a, comme moi, poursuivi ses études à Paris. Elle est devenue médecin, s’est mariée et a vécu toute sa vie dans la capitale où elle a exercé et élevé ses trois filles et regarde aujourd’hui grandir ses petits-enfants. Bien entendu, je pense à marquer son anniversaire en débouchant un Lynch Bages 1936. Mais j’ai beau chercher dans notre caveau, je ne trouve qu’une petite bouteille de ce millésime… Il faut dire que la réputation du millésime est loin d’être au sommet. Laissons-lui le bénéfice du doute et, comme il ne me reste qu’une bouteille, je vais me contenter de la photographier !


Une étiquette d’époque

Et je boirai un verre de champagne ! Bon anniversaire !

15 juin…. 1973 : Anniversaire de Catherine. Déménagement de Paris à Pauillac un 14 juillet avec deux petites filles et un bébé d’un mois. Un vrai tournant et une première vendange…  

En ce 14 juillet 1973, je fais en sens inverse le chemin qui m’avait mené de Pauillac à Paris 20 ans plus tôt. Thereza et les trois enfants ont fait le trajet en train et nous ont devancés. La petite dernière, Catherine, née à Boulogne le 15 juin 1973 est un bébé d’un mois. Dans son couffin, elle a voyagé confortablement. Avec João-Maria, mon beau-père, j’ai entassé nos effets personnels dans la R16 et pris la route de Bordeaux. Nous retrouvons à Pauillac la famille au complet. En attentant de trouver un logement définitif, nous nous installons provisoirement dans l’appartement que mes parents ont aménagé à l’attention de leurs amis dans les anciens chais à barriques de Duhart-Milon, sur les quais de Pauillac, à proximité de l’endroit où ils ont construit 15 ans plus tôt une belle maison moderne à l’emplacement de l’ancien « château », bâtisse sans caractère menaçant ruine. Du provisoire qui va durer 10 ans…

L’été 73 passe vite. Je suis maintenant associé de l’agence d’assurances « André Jean-Michel Cazes » qui représente à Pauillac la compagnie « la Providence » et je me consacre à mon nouveau métier. Tout en me familiarisant avec la vie quotidienne de Lynch-Bages, où règne Roger Mau, Maître de Chai expérimenté qui fait également office de chef de culture. Le marché du vin, après des décennies de marasme, a commencé à se redresser trois ans plus tôt, grâce à l’impulsion donnée par l’ouverture du marché américain. D’abord timidement avec les récoltes 69 et 70, puis de façon plus marquée avec la récolte 71 et surtout 72, dont les prix de sortie « en primeur », au printemps 73, ont atteint des niveaux jamais vus.

Hélas… ! En septembre 73 survient le choc pétrolier, le prix du baril de brut passe en quelques jours de 3 à 30 dollars, entraînant la hausse des taux d’intérêt, les restrictions de crédit généralisées, les faillites en série du commerce bordelais et la grande crise viticole des années 74-80. Mais ceci est une autre histoire…

Arrivent les vendanges… Étant enfant, j’ai coupé quelques raisins et j’ai souvent accompagné mon grand-père au cuvier ou dans les chais. Mais j’ignore tout de l’œnologie et me contente d’observer. C’est l’époque où, sous l’impulsion des œnologues de l’université de Bordeaux, en particulier Jean Ribéreau-Gayon et Émile Peynaud, l’œnologie scientifique diffuse peu à peu sur le terrain les connaissances nouvellement acquises. En particulier la fermentation dite « malolactique », jusque-là largement ignorée sur le terrain. On observait bien dans les barriques, au mois de mai suivant la récolte, une légère effervescence. Mais j’ai souvent entendu attribuer ce phénomène à la « sympathie» qu’éprouverait au printemps le vin avec la vigne, au moment où la sève remonte dans les sarments ! On laissait faire et tout allait bien.


Roger Mau

Mais les prix des vins sont très élevés et après le choc pétrolier, les temps sont plus difficiles… On sait que le négoce exigera au moment des primeurs des vins techniquement terminés. Il faut donc qu’elle ait lieu, cette satanée malolactique, en fin de vinification, et si possible, pour être tranquille, avant la mise en barrique. Hélas, sur le terrain, beaucoup d’installations sont vétustes et la plupart des maîtres de chai, même les plus expérimentés, ne maîtrisent pas le processus.

À Lynch-Bages, le cuvier date de 1866. Inutile de préciser qu’il n’est pas parfaitement adapté à l’œnologie moderne. Roger Mau fait ce qu’il peut, mais la fermentation secondaire est rétive. Les bactéries lactiques, au lieu de s’attaquer à l’acide malique s’intéressent à l’alcool, faisant croître, jour après jour, le risque de production de vinaigre… perspective terrifiante ! En désespoir de cause, j’appelle Émile Peynaud à la rescousse. Il nous rend visite et conquiert la confiance de Roger Mau qui, après le départ du Professeur, déclare : « Cet homme-là sait de quoi il parle ». Ce n’était pas gagné d’avance. Nous suivons les conseils de l’homme de science, qui sauvent la récolte. Le danger est passé.

Avec mes amis de Saint-Jean-de-Luz venus se déconfiner à Pauillac, j’ai débouché ces jours-ci, une bouteille de ce 1973 qui nous a tant inquiété. Bien sûr, ce n’est pas le millésime du siècle et il marque son âge. Mais avec lui reviennent en mémoire ces premières vendanges, qui furent pour moi une sorte de baptême du feu. Et le souvenir de Roger Mau. Pendant 30 ans, avec Jean-Charles Cazes mon grand-père, il avait produit de grands vins et avait acquis une grande expérience. C’était aussi un homme de caractère. Mais le temps avait passé et il se trouvait, en 1973, sans défense face à une évolution technique qu’il n’avait pas les moyens de maîtriser.

Le bébé d’un mois a aujourd’hui fait du chemin. D’abord l’école à Pauillac et à Bordeaux, le baccalauréat. C’est à l’université de Bayonne que Catherine choisit d’étudier le droit – et fait connaissance avec le Pays basque, qu’elle nous a appris à aimer. Puis elle entame sa vie professionnelle à Paris. Elle a un jour la bonne idée de parcourir les routes sud-américaines où elle rencontre Yonatan, qu’elle accompagne d’abord à Tel-Aviv, puis à New York. Leur fils Tal naît à Bordeaux, entre deux voyages… Les deux suivantes, Élisa et Noa, nées aux États-Unis, complètent la famille avec bonheur. Ils sont maintenant tous installés à Bordeaux et nous avons la joie de les voir souvent.

Bon anniversaire Catherine !

22 juin… 1974 : Anniversaire de Jean-Charles. Après nos trois belles Parisiennes, un garçon bordelais ! Et une vendange difficile…

À la fin de l’année 1973, rassuré sur la qualité marchande du vin du millésime, je me consacre d’abord à mon nouveau métier, l’assurance. Je suis agent généraliste : véhicules à moteur, vol et incendie, catastrophes diverses, grêle, responsabilité civile, etc. sont mon pain quotidien. Mon expérience de l’automne dans le cuvier de Lynch-Bages m’a permis cependant de constater que je manque cruellement de connaissances scientifiques sur la vinification et que l’œnologie moderne avance à grands pas depuis quelques années. J’ai pu aussi mesurer, sur le terrain, le retard technique pris dans nos propriétés de Lynch-Bages et des Ormes de Pez. L’hiver approche. La rédaction des contrats et les visites à nos clients, dans toute la région du Médoc, me laissent peu de temps.

Je décide cependant de m’inscrire aux cours hebdomadaires donnés par le professeur Peynaud et son équipe à l’institut d’Œnologie de Bordeaux. Je retourne donc à l’école !

Je m’attaque aussi à la question de nos installations, qui sont aujourd’hui évidemment dépassées. Notre cuvier, aménagé en 1866, est resté en l’état depuis plus d’un siècle. Sur le plan historique et culturel, il a un grand intérêt. En revanche, il n’est plus du tout adapté aux besoins de l’œnologie moderne. La récolte 74 se profile à horizon. L’expérience de la dernière vendange nous a montré que, tel que nous sommes équipés, nous ne pouvons pas faire face aux nouveaux standards de vinification. En catastrophe, nous décidons d’acquérir une demi-douzaine de cuves métalliques, faciles à nettoyer et susceptibles d’être (un peu) refroidies grâce à un ruissellement d’eau sur les parois.  Nous les installons dans l’étable et l’écurie désaffectées qui n’abritent plus, depuis deux ans, nos vaches laitières devenues inutiles (une vingtaine) et nos neuf chevaux de trait, remplacés par des tracteurs.

Sur le plan commercial, la situation est préoccupante… Le marché n’a pas absorbé les prix trop élevés des 1972. Le choc pétrolier et ses conséquences sur les taux d’intérêt commencent à faire des ravages chez les négociants… et dans les propriétés qui ne disposent pas de réserves de trésorerie… Ce qui est notre cas : au printemps 73, mon père, pris par une séance du Conseil Général (il est Maire de Pauillac et Conseiller départemental du canton) a loupé le coche des primeurs 72 qui est passé très vite… La fenêtre de tir était étroite et elle s’est très rapidement refermée.

Baptême du petit dernier… La famille enfin au complet dans l’ancien chai à barriques de Duhart-Milon, sur les quais de Pauillac

Dans notre vie familiale, en revanche, tout va bien. Nous avons la joie d’accueillir dans notre foyer l’arrivée de Jean-Charles, né le 22 juin 1974 à la maternité de l’hôpital Pellegrin à Bordeaux. C’est un beau bébé dont la naissance fait le bonheur de toute la famille. Il ne  nous reste plus qu’à espérer que la nature nous donne à l’automne une belle récolte, et un bon millésime, qui vieillira bien et que nous pourrons boire, à sa santé, pendant longtemps.

Hélas ! Les choses étaient pourtant bien parties… Il a fait chaud et sec en juillet et en août, tout se présentait bien. Mais la pluie et le vent, arrivés en septembre et se sont malheureusement installés solidement sur la région. Dépression après dépression, jour après jour, l’Atlantique nous envoie des nuages sombres chargés de pluie. La maturité des raisins laisse à désirer… mais la pourriture menace et il faut vendanger… Le cuvier d’appoint n’est pas tout à fait prêt.

Les vendangeurs sont souvent obligés par les intempéries d’interrompre le ramassage. Bref, les vendanges 1974 sont difficiles. Très difficiles. Elles dureront plus de trois semaines au lieu de la douzaine de jours habituels. Les difficultés de vinification, sans être aussi aiguës qu’en 1973, seront au rendez-vous. Heureusement nous sommes accompagnés maintenant par le professeur Peynaud qui nous guide efficacement. Malgré tous nos efforts, nous ne pourrons pas cependant transformer le caractère de l’année.

Nous n’avons pas de baguette magique et on ne peut transformer un canasson en cheval de course… Le vin reste donc maigre et quelque peu dilué… Et pour couronner le tout, nous aurons plus tard de nouvelles difficultés lors de la mise en bouteilles du millésime.

Journal d’une vendange difficile. Commencée tard, le 1er octobre , elle se termine le 22 ! Les chiffres en rouge se veulent une représentation de la météo quotidienne,
de 1 (beau temps, ciel bleu) à 5 (pluie incessante)

Après sa scolarité dans divers établissements bordelais, Jean-Charles a obtenu un diplôme de sciences économiques à l’université de Bordeaux. Il a exploré divers secteurs économiques – la banque, l’équipement automobile -, sous diverses lattitudes : Paris, New York, Sao Paulo… autant d’expériences qui lui ont permis, , comme le disait Montaigne, « de frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui ». Il a rejoint notre société il y a une vingtaine d’années et notre famille lui en a confié la direction en 2007. Depuis cette date, il s’efforce de justifier cette confiance et il y réussit plutôt bien.

Pour célébrer l’anniversaire de sa naissance, qui fut l’événement heureux de l’année 1974, je n’ai pas choisi un Lynch Bages 74, qui me rappelle trop de moments difficiles de ma vie de viticulteur. J’ai mis la main sur un vin très différent, un Graves blanc, Château La Louvière. Son propriétaire, André Lurton, etait alors une des grandes figures de Bordeaux. Il fut le père de l’appellation Pessac Léognan et l’un des artisans du renouveau des vins de Bordeaux.

Il faisait des vins modernes, tournés vers l’avenir. Ses vins blancs vieillissent bien et ce 74, qui a passé plus de 40 ans en bouteille, est un magnifique exemple de la capacité des vins blancs de Pessac Léognan à dominer le temps.

19 juin… ?  : Anniversaire de Miklos. Le plus américain de tous mes amis hongrois.

L’affaire commence encore une fois par un coup de téléphone. Nous sommes en 1978, peu après les vendanges. Au bout du fil, un ami, Philippe Cottin, directeur général de ce que nous appelons à Pauillac « La Baronnie » c’est-à-dire l’ensemble des sociétés que Philippe de Rothschild a créées autour de sa propriété de Mouton depuis sa prise de fonction en 1922.

Philippe Cottin dans les vignes de Mouton-Rothschild

Philippe m’apprend que les premiers crus du classement de 1855, depuis que Mouton a rejoint Lafite, Latour et Haut-Brion, en 1973, ont pris l’habitude, depuis quelques années, d’organiser une présentation du nouveau millésime aux États-Unis, où le marché est alors en pleine expansion. C’est une opération de promotion à l’échelle d’un continent, ponctuée par des dégustations, déjeuners et dîners dans une douzaine de villes américaines.

Les manifestations bénéficient du soutien des distributeurs locaux qui en font la promotion auprès de leurs clients. Le marché en Amérique est alors en plein développement. Chacun à son tour, un représentant des familles propriétaires accompagne le voyage afin de porter la bonne parole. Cette année, le groupe fait face à une difficulté : La personne prévue pour 1979 à un empêchement et déclare forfait. Il faut donc la remplacer au pied levé. Mais personne n’est disponible.

Philippe, qui sait que Thereza et moi pratiquons correctement la langue et que l’Amérique et les Américains ne nous sont pas inconnus, a pensé à nous. Après s’être concerté avec ses collègues, il me dit avoir reçu la mission de me transmettre une invitation à assurer l’intérim. Bien sûr, me dit-il, nous ajouterons Lynch Bages au programme des dégustations… comment résister à une telle proposition ? J’accepte bien entendu aussitôt.

Dans les semaines qui précèdent notre départ, il m’apprend que le coordinateur du voyage est un certain Miklos Dora, que tout le monde appelle Miki et qui vit à Santa Barbara, près de Los Angeles, sur la côte californienne. Après une carrière commerciale au service du vin, il est aujourd’hui plus ou moins à la retraite et assure, pour le compte de Philippe de Rothschild, des missions de représentation aux États-Unis.

En février 1979, Thereza et moi nous embarquons donc pour la Californie. C’est notre premier grand voyage depuis notre mariage 10 ans plutôt, et mon premier retour aux États-Unis depuis mon dernier séjour en 1967, dans ma vie antérieure… Il s’agissait alors de faire connaissance avec les nouvelles grosses machines qu’IBM avait installées chez Westinghouse à Pittsburgh et au centre spatial de la NASA de Houston… Rien à voir avec le vin. C’est donc le début d’un nouveau chapitre.

Après 12 heures d’avion, nous débarquons au petit matin à Los Angeles. À la récupération des bagages, un petit homme svelte, aux cheveux blancs, s’approche : « Je suis Miklos Dora, je vous conduis au Beverly Wilshire… » Son fort accent trahit son origine hongroise en chemin, et il nous fait sa première recommandation : «We are going to spend two weeks together. Remember : You will have to be on time !”, insiste-t-il lourdement en regardant Thereza, qui est un peu surprise par l’accueil. Je compris plus tard que son expérience des années passées l’avait conduit à nous faire cette recommandation prioritaire…

Je ne peux raconter ici par le détail ce premier voyage, qui reste pour nous deux inoubliable. Les choses s’étant bien passées, à la satisfaction des commanditaires, il sera suivi de deux autres, qui réuniront les mêmes partenaires.

Puis les premiers crus décideront de changer de politique et abandonneront la promotion collective du millésime. Miki, que j’avais appris à connaître et à apprécier, insista pour maintenir le concept et me demanda de former un nouveau groupe. Je réunis quatre amis, propriétaires dans quatre appellations, différentes de Pauillac : Bruno Prats de Cos d’Estournel à Saint Estèphe, Michel Delon de Léoville-Lascases à Saint Julien Beychevelle, Claude Ricard du Domaine de Chevalier à Pessac-Léognan et Thierry Manoncourt de Figeac à Saint-Émilion.

Pendant plus de 20 ans, nous avons ensemble, chaque année, sillonné les États-Unis. Le groupe a connu quelques changements. Anthony Barton de Léoville-Barton a vite remplacé Michel Delon, qui n’aimait pas voyager. Olivier Bernard a remplacé Claude Ricard à Domaine de Chevalier dont sa famille a fait l’acquisition dans les années 80. Miki lui-même a pris une retraite définitive, mais le flambeau a été repris par Nancy Rugus dont j’avais fait la connaissance quand elle travaillait à New York avec Ab Simon, patron de Seagram’s, qui était alors, et de loin, le premier importateur de vins fins aux États-Unis.

Et nous avons continué. Pendant plus de 25 ans, grâce à la connaissance du marché de Miki, puis de Nancy, nous avons pu rencontrer les meilleurs distributeurs des États-Unis et implanter nos vins partout, de Seattle à Miami, de Boston à San Diego… souvent avec l’appui des chapitres locaux des Commanderies de Bordeaux (il en existe aux États-Unis une quarantaine qui font – bénévolement – un remarquable travail pour le vin de Bordeaux !)

Mais revenons à Miki. Pendant toutes ces années, au fil de nos voyages, j’ai apprécié son professionnalisme, son sens du détail et de la perfection, comme la qualité des rapports humains qu’il avait su établir au cours d’une carrière exceptionnelle. Sa vie est un véritable roman. Lorsqu’il naît à Budapest, l’empire austro-hongrois n’est pas encore mis à terre. Il a 20 ans dans les années 30. Élève officier de cavalerie à la belle prestance, envoyé poursuivre son éducation à Vienne, il séduit une belle Américaine, l’arrache à son compagnon et s’enfuit avec elle… en Argentine !

Il fera tous les métiers, sera restaurateur, commerçant ou éleveur de crevettes, changera plusieurs fois de pays… il remonte peu à peu vers le nord et arrive enfin aux États-Unis où il entre au service d’une jeune maison, Buckingham Wines, qui se trouve être l’importateur des vins que signe à Pauillac Philippe de Rothschild. Avec Ed Lauber et Tim Enos , il forme un trio de vendeurs de choc à qui Philippe Cottin confie bientôt le lancement de Mouton-Cadet, la marque à grande diffusion de la maison Rothschild.

Philippe Cottin et Ed Lauber en 2000 à la Fête de la Fleur à Mouton

Leur succès est considérable et lui gagne l’estime du Baron, lui-même très présent aux États-Unis. Il devient son ami et, la retraite venue, ce dernier lui demande de devenir son représentant personnel dans le pays, basé à Santa Barbara où il s’est retiré. Il connaît tout le monde dans le métier et son carnet d’adresses est prodigieusement garni.

En chemin, Miki se marie… Cinq fois. Il a deux enfants, une fille et un fils, Miki Jr, qui deviendra une « légende » du surf – Da Cat , le roi de Malibu… Il fréquente les stars de Hollywood, joue au tennis avec Tarzan (Lex Barker), rencontre enfin Christine, citoyenne britannique avec qui il file le parfait amour depuis cinquante ans.

En 1978, Miki présente Robert Mondavi à Philippe de Rothschild. « Bob » est alors le viticulteur visionnaire de la Napa Valley. Philippe a un tempérament de conquistador… Les deux hommes se rencontrent à nouveau, cette fois à Pauillac. Ils se plaisent se et décident, audace suprême, de s’associer pour produire un Premier Cru californien : c’est la naissance d’ « Opus One ». 1979 sera le premier millésime. La nouvelle de cette alliance inattendue fait l’effet d’une bombe dans le monde traditionnel – et un peu guindé – des grands crus bordelais.

Ce 19 juin, mon ami Miklos Dora fête son anniversaire. En son honneur, j’ai débouché hier soir, à Lafon-Rochet,  avec mes amis Tesseron, un flacon d’Opus One, un 2013 peut-être encore un peu jeune, mais terriblement séducteur. Tout y est. La puissance et le soleil de Californie, la finesse des grands cépages de Bordeaux, la « patte » du vinificateur… Bob Mondavi et Philippe de Rothschild peuvent être fiers d’avoir mis au monde un tel enfant.


A Lafon-Rochet, Michel Tesseron sait décanter à l’ancienne…

J’ai parlé hier à Miki, par téléphone. Il vit aujourd’hui près de sa famille, dans sa maison du Connecticut où il s’est enfin retiré avec Christine, près de sa fille Pauline, qui a épousé un avocat new-yorkais.

Je m’aperçois que j’ai oublié de vous dire l’essentiel : Miklos est né le 19 juin 1913. L’anniversaire que nous lui souhaitons aujourd’hui porte donc le numéro 107 !!! A cause du Covid-19, Thereza et moi ne pourrons pas venir à son dîner d’anniversaire, à notre grand regret. Mais nous savons que Miki a toujours bon pied bon œil… et a gardé le goût du vin !

17 juin… 1985 : La navette spatiale Discovery décolle de Cap Kennedy. Patrick Baudry est à bord, avec une (petite) bouteille de Lynch-Bages 75 dans son bagage.    

Nous sommes à l’automne 1984, il est 19 heures, je suis encore à mon bureau de l’agence d’assurances. Le téléphone sonne. Au bout du fil, un homme à l’accent béarnais prononcé, qui se présente en roulant les « r » : « André Courrèges »…  et me pose aussitôt une question vraiment inattendue : « voulez- vous envoyer votre vin sur la lune ? » Comme tout le monde, j’ai entendu parler du créateur de mode qui a conquis Paris depuis quelques années. Je pense d’abord à une blague… mais le ton est franc, l’accent inimitable.

J’écoute… André Courrèges, car c’est bien lui, m’explique qu’il est en contact avec l’astronaute Patrick Baudry, qui doit être le premier français à voler sur la navette spatiale américaine, dans quelques mois. Originaire de Bordeaux, Patrick connaît et apprécie le bon vin.

Il veut mettre à l’honneur la région et la ville où il a passé sa jeunesse en emportant avec lui un échantillon de sa production. Il a essayé d’intéresser des organismes bordelais à l’opération, mais sans succès. Très pris par son entraînement à la cité des étoiles en URSS, il n’a pu venir sur place pour rechercher le partenaire dont il a besoin pour monter l’opération, mais qu’il n’a jusqu’ici pas trouvé.

Courrèges a raconté cette histoire à un ami, Christian Morin, qui anime alors une émission de la radio Europe 1. Celui-ci lui a donné mon numéro de téléphone en lui assurant que je serai sans doute plus réactif…

1 – André Courrèges | 2 – Christian Morin

L’histoire paraît abracadabrante, mais j’y crois tout de suite. Grâce à André Courrèges, j’organise immédiatement une visite de Patrick Baudry à Lynch- Bages. Le temps de l’astronaute est compté. Pas question de perdre du temps sur les routes.

J’envoie un hélicoptère le chercher où il se trouve, dans le sud-ouest de la France. Patrick passe une journée avec nous et m’explique son idée : il ne sait pas encore comment il pourra emporter du vin dans la navette spatiale, mais il a besoin d’un partenaire pour lui fournir un échantillon de vin de Bordeaux sous une forme adéquate, qui reste à définir.

Son discours est très clair : il ne s’agit pas de faire de la publicité pour une marque, mais de faire honneur à Bordeaux et à son vin, produit-phare de la région. Le véhicule sera la navette spatiale « Challenger », qui doit décoller de Cap Kennedy en mars 1985.

Pendant plusieurs mois, nous restons en contact. Il est reparti au Texas, où il s’entraîne au Space Center de Houston. Il me tient au courant de ses discussions avec les responsables de la NASA au sujet des objets qu’il pourra transporter avec lui, à titre de souvenirs.

Finalement, il obtient l’autorisation de placer dans son bagage une demi-bouteille de vin, et quelques feuilles de vigne… Je prends l’avion pour Houston lui apporter moi-même ces objets.

Nous passons ensemble une belle soirée dans le merveilleux « Rôtisserie for Beef and Bird » de mon ami Joe Mannke, qui possède une des plus belles cartes des vins des États-Unis. Je remets à Patrick les objets qu’il emportera dans son voyage et il m’invite à assister en famille au lancement en Floride. Retour à Pauillac.

Ce ne sera pas Challenger, qui connaît des ennuis techniques, mais Discovery, qui partira, un peu plus tard, le 17 juin 1985. Toute la famille a fait le voyage pour assister au spectacle. Le décollage est grandiose, le bruit assourdissant, l’émotion intense…

L’équipage de Discovery

Pendant que Thereza et nos enfants regagnent la France après avoir visité Disneyland et Epcot, je m’envole pour la Californie, car Patrick m’a invité à assister à l’atterrissage prévu, presque une semaine plus tard, à la base d’Edwards près de Los Angeles. Ambiance radicalement différente, angoisse de l’attente. Tous les yeux sont braqués vers le ciel. Discovery apparaît soudain, très haut dans le soleil, et atterrit en vol plané, d’une manière presque furtive, dans un silence étrange et inattendu. Rien à voir avec le décollage. Mais à Edwards comme Canaveral, l’émotion est au rendez-vous.

5, 4, 3, 2, ZERO !!!

Au château Cantemerle, samedi 22 juin 1985, alors que Discovery tourne autour de notre planète, c’est la Fête de la Fleur de la Commanderie du Bontemps de Médoc et des Graves. On me dira plus tard que le Grand Maître Henri Martin, entouré des dignitaires de l’Ordre, a conclu son discours de bienvenue en pointant fièrement le doigt vers le ciel : «, le premier vin dans l’espace passe ce soir au-dessus de nos têtes. Et c’est un vin de Bordeaux ! ». Mission accomplie… L’été 85 passe vite.


Henri Martin

Au mois de septembre, alors que nous nous préparons à cueillir une superbe récolte, nous avons la joie de recevoir Patrick Baudry à Pauillac, accompagné de ses camarades de l’équipage de Discovery… qui arrivent, par la voie des airs, sur le terrain de sport du lycée. Les hélicoptères posés, la population fait un triomphe au groupe d’astronautes, qui défilent, musique en tête, dans les rues de Pauillac jusqu’à la mairie ou mon père, maire de la ville, les accueille avec les honneurs.

Ils sont reçus ensuite à Lynch-Bages où, après l’intronisation d’usage par la Commanderie du Bontemps et le grand Maître Henri Martin entouré de la fine fleur de la viticulture médocaine, un dîner sera servi dans le chai à barriques aménagé pour l’occasion. A l’heure de l’intronisation et du dîner, seul manquera à l’appel l’astronaute saoudien, que l’ambassade a exfiltré par hélicoptère spécial avant le début des festivités à caractère trop ouvertement viticole.

La petite bouteille de Lynch Bages qui a fait 110 fois le tour de la terre en 1985 est maintenant exposée dans notre salle de réception. Elle nous a fait vivre une belle aventure… et restera le point de départ de mon amitié avec Patrick Baudry.

Lynch-Bages 1975, premier « Vin de l’espace » !

Nous ne l’avons pas bue. Je doute d’ailleurs que son voyage de moins d’une semaine en apesanteur ait entraîné des conséquences qualitatives pour le vin. Je m’aperçois que je ne vous ai pas parlé du millésime. Il s’agissait de la récolte 1975. Une récolte de grande qualité, des raisins magnifiques, qui ont donné naissance à des vins très typés « Pauillac », très structurés. Peut-être manquent-ils un peu de rondeur ? Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils eussent été encore meilleurs si nous avions disposé à cette époque des moyens techniques d’aujourd’hui.

16 Juin… 2020 L’aînée de nos petites filles termine ses études universitaires

Confinée avec ses parents et ses deux sœurs à Mamaroneck, près de New York, pour cause d’épidémie, Sara n’a pu se rendre en Californie recevoir son  diplôme. La cérémonie, toujours sympathique comme savent les organiser les universités américaines, a pris cette année la forme virtuelle et nous avons eu droit à une « Zoom  Graduation », forcément moins conviviale mais comme toujours authentique et chaleureuse.

Cheers,  Sara !!!

Merci à Marina pour la mise en page.